Galerie Mabel Semmier
— Tápies 1955
Métamorphose du portrait
par Patrick Amine
Quelle question pose la peinture de nos jours ? Que pose, Jessica Vaturi, en faisant apparaître sur la toile des ombres, des matières, des lignes, des signes, des volumes, des situations où l’envers de la peinture peut se lire. C’est simple. L’artiste met en scène, d’une manière subtile et en filigrane, sa biographie. C’est à dire une histoire de famille.
Une femme raconte en un langage non verbal ce qui la traverse profondément.
Les nouvelles peinture de Jessica Vaturi sont travaillées sur le sol. Elle introduit des plissures sur des toiles détendues des empreintes, des tracés au feutre bleu, dans un premier temps. Les formes jaillissent ensuite avec leurs contours. Un trait marque ici une figure lointaine. L’œil cherche à la capter. Comment sont-ils obtenus ces portraits ? L’artiste verse sur la toile de lin vierge des enduits mélangés à des pigments divers. Le sol de l’atelier s’imprime aussi, en partie, à la toile qui commence sa lente métamorphose. Ainsi se forment des tracés, d’innombrables empreintes de résidus trouvés dans l’atelier du peintre. Des deux côtés de la toile. Le corps de l’artiste est comme suspendu. Les figures dessinées par sa main et le versement des enduits finiront par donner une image. Une image qu’il faudra décrypter.
Remarquons aussi une économie de couleurs. Tout comme le dessin qui n’envahit pas la toile. Là, tel blanc, cerclé, aux lignes sinueuses, traduit des impressions de l’espace infini. On projette son imaginaire. L’aspect aléatoire du portrait entre dans la composition de l’ensemble. L’artiste travaille sur l’accident, le hasard “qui fait bien les choses”. Les formes, qui s’impriment à partir des coulées d’enduits, donnent ces étranges boursouflures à la peinture. De là, se forment les visages, des attitudes, des expressions. Tout ce aspect de la technique mis en relief exprime le corps.
On pourrait dire comme Vladimir Nabokov que toute réalité est un masque. Et bien sûr, inverser la proposition ici, pour les apparitions des visages qui se détachent des peintures de Vaturi. Combien de sensations, d’expériences, de douleurs, de plaisirs, l’artiste doit-il intégrer dans son travail ?
Les manipulations diverses (superpositions d’anciennes toiles, couleurs anciennes, découpes, etc.) des traits ou des adjonctions à la matière de la peinture ouvrent la toile sur une autre dimensions pour le regard. Ici, c’est un véritable travail de l’empreinte et même révélateur, comme pour la photo, qui est réalisé avec cette nouvelle série. Mais elle incorpore les accidents, les dénivelés et une forme d’explosion du centre. L’artiste réorganise son espace et le temps de travail — comme sa mémoire — en employant des travaux anciens. Donc superpositions de strates, d’effets de surface. Mais la toile est aussi le lieu du secret. Dans l’expérience de Vaturi, il y a son rapport au cirque; à ces corps en mouvement. Elle a longtemps observé tout cela. Mais elle est aussi proche d’une filiation qui va de Rothko à Bacon en passant par Tapiès. Couleurs, constructions, espace, rapport des ruptures dans la toile, recouvrements et mise en perspective du blanc et du noir. Une structure de composition qui fonde ses œuvres. Le point est atteint. L’artiste marque définitivement son identité.
Finalement, c’est la question du regard qui perce et déborde dans ces peintures secrètes. Les visages nous révèlent, en quelque sorte, une façon de voir les êtres. Comment percer leur secret ? Rilke écrivait : “Que pour nous, l’être des fleurs soit grand”. Remplaçons fleurs par visages. La vérité est là. Qui est sans cesse assénée.
Tout véritable artiste — à travers son expérience intérieure — met en scène des bribes de sa biographie. L’artiste est un sismographe de l’intériorité. Vaturi expose un territoire où l’âme et le corps sont soudés.
Paris, octobre 1999.