Galerie Avivson
Exposition multimédia
Les ancêtres et la féminité
Elles ont traversé la frontière de la mort. Elles ont passé le seuil de la mort. Elles résistent d'autant plus. La blancheur résiste. Elle est sauvée par delà la mort. Elle s'obstine. Elle supporte. Elle soutient.
La blancheur lutte, se défend.
Vaturi invente des blancs imparfaits, approximatifs, impurs, mêlés, mâtinés. Ses œuvres sont formées d'enduits acryliques (gesso), de colles, de café, parfois de pigments avec un liant acrylique. Les enduits, en séchant, mordent, agressent, crissent, grincent, boursouflent, gonflent la toile, la déforment, l'altèrent, la faussent, la travestissent.
L'atelier de Vaturi est un humus qui nourrit le travail. Le sol est dénivelé, taché. Des cartons, des outils usés, des fragments de châssis cassés, de cadres, les chiffons « de travail », ses vêtements maculés de peinture existeront sous la toile. Ils ne sont pas vus, mais ils sont perçus.
Son travail consiste à assembler, à unir, à monter, à coller, mais aussi à couper, à scarifier, à inciser.
Il est une réparation, une restauration, mais aussi une coupure, une blessure. Vaturi produit des strates, des couches, des « nappes », des superpositions. Puis, son cutter les fend, les ouvre, comme les chirurgiens, et les anatomistes (en particulier, Vésale, 1514-1564) manient le scalpel, précis, net, réfléchi.
Dans les œuvres de Vaturi, la peinture est soignée, guérie, rétablie, réintégrée, maintenue, conservée.
D'autre part, la peinture suppose les gestes heureux des chirurgiens, des opérations, des dissections, des analyses, des observations.
Vaturi révèle l'intérieur, les viscères, l'intime, le dedans, le centre, l'étrange âme physique, le mélange du spirituel et du matériel. Par ses œuvres, Vaturi donne à voir, avec pudeur et avec exacerbation, son autobiographie et l'anatomie, une corporalité mentale. Les traversées, les empreintes, les strates, les envers, les coulures se multiplient, s'accumulent, dialoguent.
Vaturi suggère la mélancolie et le deuil blanc.
S'agirait-il à la fois de la mort blême et de la conso-lation ivoire ? La blancheur apaise. Le blanc serait, dans diverses cultures lié à la pureté, à la virginité, à la vieillesse, aux linceuls. Dans l'alchimie, l'œuvre en blanc (albedo) annonce que, après l'œuvre au noir (nigredo), la matériau prima se trouve sur la voie de la pierre philosophale.
Parfois, certaines Figures d'ancêtres sont rouges.
Elles peuvent évoquer le sang, la peau écorchée.
Vaturi peint des portraits de sa famille, à partir de photographies. Vous pouvez penser aux portraits du Fayoum (IIIe s.ap.J.C.), peut-être aussi au Voile de Véronique. La figure d'un ancêtre est une face familière et inquiétante. Surgit un revenant, un fantôme, un spectre, une ombre soit blanche, soit rouge, une vision étrange. Sous la forme des portraits, les lares seraient les âmes des ancêtres, protectrices du foyer, de la maison, de la tradition.
Selon Vésale, Vaturi peint le Corps ouvert/le corps recouvert d'une femme. Le corps ouvert se découvre et est recouvert de peinture. Vaturi représente peut-être son propre corps et sa douleur. Si Vésale a publié De Humani corporis fabrica libri septem (1543), Vaturi propose une « fabrique », une « construction » du corps féminin, comme jadis, on parlait d'un « paysage avec des fabriques», car une « fabrique » était une construction, un édifice.
Le corps serait un édifice célébré.
Vésale, Vaturi, l'écrivain Georges Didi-Huberman (Ouvrir Vénus, Gallimard, 1999) mettent en lumière Vénus ouverte, anatomisée et la féminité dévoilée.
— Gilbert Lascault
La peinture comme inversion des apparences, Jessica Vaturi
Et ces apparitions à la fois matérielles et immate rielles prennent une réalité. Des bourrelets, des reliefs jouent avec la lumière. Il y a des portraits qui n'en sont plus. Les bleus de l'âme ont traversé la peau. Des boursouflures entre animal et végétal, comme si on voyait l'intérieur des êtres.
Ainsi cette peinture saisit la toile par des nervures, toute une physiologie fantastique. Des traversées se superposent. Cette « technique des envers », c'est une expression de Jessica Vaturi, travaille à rendre la forme humaine à la fois méconnaissable et recon-naissable. Elle évoque pour moi le travail du poème. qui rend l'intime extérieur, l'intérieur rendu exterieur.
Et il y a une surface, mais en même temps une traversée de la surface. Comme une sculpture de la toile.
Des formes créent leur propre espace. Jessica Vaturi cherche dans son propre inconnu. Des disparitions et des apparitions se succèdent, se chevauchent, par strates. Elle dit: « je travaille l'accident » C'est que l'art ne commence que si on ne sait plus ce qu'on sait qu'est l'art. Sinon, on ne ferait que le refaire. Du déjà fait qui remplit les salles d'exposition par son inexistence. Ici, c'est le contraire. Ça vit parce que c'est en cours.
Une maternité est un fourmillement de corps. Elle dit: « le volume rentre dans la toile ». C'est donner à percevoir aussi ce qui se passe entre une peinture et une autre. Des atténuations qui mettent en évidence des violences au lieu qu'elles ont l'air de les effacer. D'où sort une sorte de réver-sibilité, la double face d'un visage, un double envers, et voilà une anatomie comme si on voyait à travers la toile.
Puis, paradoxalement, l'aléatoire retrouve le corps, et certaines visions sont titrées Figure d'ancêtre.
D'autres, blanc sur blanc, travaillent par arrachement, et sont des traversées, des empreintes traversées. Par étirements, des anatomies transformées font une chirurgie du regard. Une géographie réversible du corps humain devient un monde fantastique.
Oui, une fois de plus, on assiste à la peinture en train de se réinventer, et c'est cela qui est beau à voir. Et qui ne se décrit pas.
— Henri Méchonic
Des traversées aléatoires
Jessica Vaturi dépose sur ce terreau fertile la toile de lin, brute. Elle dessine au feutre bleu, indélébile, une forme : forme issue de sa propre biographie par l'utilisation de photos, comme c'est le cas pour la série Figure d'ancêtre, ou forme extraite de la planche anatomique N°61 du IVeme livre De humani corporis fabrica d'André Vésale pour la série Corps ouvert/ corps recouvert d'après Vésale.
L'artiste repasse cette forme au doigt de caparol. Le bleu pénètre et traverse la toile, inaugurant une face verso. D'un geste, elle verse ensuite le long du tracé du gesso, un enduit acrylique noir, blanc. Travail du geste et plasticité du matériau se lient au contour nouvellement tracé.
Le séchage durera trois jours. Temps de mort et de renaissance ? Au deuxième jour, comme une peau qui s'arrache, une mue qui libère la forme naissante, la toile est décollée, de force, sans rien déplacer cependant. Les matériaux commencent à mordre le lin, à le mâcher, à le plisser, à le boursoufler pour le sculpter. Au troisième jour, la toile est retournée - envers lourd, enflé et enrichi des sédiments du sol qui s'y sont englués - face nouvelle, suspendue, qui se révèlera sous l'éclairage d'une lumière frisante, de gauche à droite.
Cette technique, chez Jessica Vaturi, est en constante évolution, elle se cherche. Elle n'est jamais un procédé mais bien un processus vivant, un engendrement qui se nourrit de ses propres découvertes, des provocations de la matière, des accidents de parcours. La toile comme peau, peut être simplement traversée, révélant son envers. Corps réceptacle, la toile peut aussi accueillir divers matériaux de l'atelier, objet usés, morceaux de lin recouverts d'un drap collé et parfois finement incisé.
L'attente de la gestation dit une impatience merveilleuse. Est-il possible encore, devant une des toiles de l'artiste, de parler d'œuvre d'art au sens classique ? La matière - les matériaux devrait-on dire, puisqu'il y a beaucoup plus que de la peinture sur la toile - semble acquérir sa vie propre. La matière poursuit son oeuvre et la sensation se fait alors plus violente, l'image dure, résiste.
Le face à face avec la peau écran serait-il insatisfaisant ? Jessica Vaturi nous invite à regarder l'autre face, l'envers des êtres, à aller voir derrière... ou peut-être dedans, au plus profond, mais de manière aléatoire, en se laissant faire, dans une « dé-maîtrise » ou dépossession à l'égard de ce qui doit apparaître, se dévoiler. Des paysages surgissent, comme une cartographie de l'intériorité faite d'arborescences organiques. Circulation des fluides et influx nerveux disent ce grouillement propre au vivant.
Ce jeu de l'aléatoire est au cœur du travail de Jessica Vaturi. Jeu où la volonté, le geste, l'outil et la matière s'unissent pour laisser advenir une forme. Forme inattendue, accueillie, reçue. Forme donnée, offerte. Accueillir ne signifie nullement une pure passivité. L'artiste doit jouer avec les matériaux, leur fluidité, leur résistance. Il les manipule, attentif à l' « accident » qui va réussir.
Confronté à cet événement paroxystique, l'homme déchoit de sa position en surplomb, privé de toute maitrise. Bacon ne se plaisait-il pas à imaginer ses modèles au cœur de situations limites où le « moi » semble se tordre et ne plus pouvoir conserver son unité. Ces instants où l'accident a griffé la peau, éclaté les chairs, mutilé les os, lacéré le « moi-peau » social. L'artiste, à cet instant, dans cette fulgurance, pose son geste pour saisir la vie.. cet accident insensé ! Est-ce la raison pour laquelle Vaturi travaille essentiellement sur le vivant, corps et visage ?
Chez Jessica Vaturi, la technique est là pour susciter et piéger si l'on peut dire, l'accident qui va « réussir ».
L'image ainsi donnée s'impose, inévitable. D'autant plus inévitable qu'elle s'adresse alors directement à nos nerfs dirait encore Bacon, à notre sensibilité. Obsessionnelle, l'image s'isole et fait choc, et résiste à toute intégration dans le canevas des clichés.
Il n'est qu'à regarder, dans la blancheur extrême de certains des Corps ouverts/corps recouverts d'après Vésale, combien l'apparition pourtant fantomatique se fait subsistante. Blancheur des linceuls qui voilent pour mieux offrir, vert de la décomposition sur les sarcophages égyptiens pour mieux nous dire la régénérescence à venir, les corps nous imposent leur présence.
Voir les choses du point de vue de l'accident - selon l'improbable - c'est désapprendre ce que l'on croyait savoir et refuser de se raconter une histoire, s'empêcher de mettre de l'ordre. On ne saurait trop insister sur l'ascèse et l'« attitude spirituelle » que commande pour l'artiste, une telle présence aux êtres.
Voir ne signifie nullement scruter les choses ou « dévisager » les hommes pour atteindre quelque profondeur psychologique. Il ne s'agit pas de capter un essentiel qui échapperait à l'œil du distrait.
Si le regard s'appesantit, c'est la logique de notre « cervelle » dirait Dubuffet qui reprend ses droits.
L'image n'est plus donnée, elle est fabriquée. Elle raconte les histoires des hommes, leurs traditions et leurs savoirs.
S'autoriser à voir les choses « selon les espèces de l'accident » c'est se donner la liberté de travailler des matériaux jugés indignes: cartons, rebuts d'atelier, chiffons, café. Se laisser conduire en laissant l'humble matière travailler.
Le jeu qui s'instaure entre l'artiste, la matière et le hasard est un jeu grave. Le risque pris est toujours celui de la vie ou de la mort de l'œuvre. Un risque où l'artiste elle-même, en chaque création se remet en jeu. Jessica Vaturi nous invite à cette traversée des apparitions successives qui s'offrent à nous. Position d'inconfort où il nous faut « tenir dans ce passage », car telle est la condition du vivant.
— Éric de Nattes